Rencontre avec Jonone

 



 

 

 

 

 

Un des quartiers culte de la période fondatrice du rap old school, où se trouvait le fameux club…

Harlem World ! A cette période, à New York ce n'était vraiment pas conseillé de s'y rendre, parce que si tu n'étais pas Noir, que tu n'étais pas du quartier, ou que tu étais juste de passage, tu te faisais massacrer la tête. Je n'y suis jamais allé, non pas parce que c'était pas un truc de black, mais moi je ne suis pas dans le truc des séparations raciales. Et puis il y avait trop de haine, les Dominicains et les Portoricains étaient dans leur coin et les Blacks dans le leur. C'est quelque chose qui existe depuis toujours dans les prisons, entre les Hispaniques, les Noirs et les Blancs, ce n'est pas "peace and love" ! C'était un peu comme ça à cette époque, Harlem World existait et on y passait beaucoup de rap, mais ce n'était pas conseillé d'y aller.

Qu'en était-il pour le graff ?

Le graff et le break-dance étaient les seules choses qui unifiaient les différentes cultures. Moi, j'avais des problèmes, je n'arrivais pas à me sortir tout ça de la tête, mais je vivais avec. J'étais quelqu'un de vraiment frustré et le graff a été une manière de tourner la page et de devenir quelqu'un d'autre. D'être plus libre.

Le graff a-t-il été un moyen de te forger une identité ?

Oui, on peut dire ça. J'étais un peu programmé par mes parents et mon entourage à suivre les ambitions américaines. Ce qui signifiait, aller à l'école, chercher un boulot, tous ces trucs matériels que possède la culture américaine. Ils t'imposent du visuel par la publicité et cette fausse valeur qu'il faut que tu suives. Je suivais ça, mais je n'étais pas heureux car, plus j'essayais de combler ce besoin d'avoir une voiture, une maison et tout ça, plus ça me rendait malheureux. Je voyais les gens taguer dans la rue et pour moi ça représentait la liberté. Le matin je prenais le métro pour faire un boulot à la con, et je voyais les rames de métro sortir de l'entrepôt recouvertes de beaux graffs et je me disais ''Waouh ! Qui sont ces gens là ?''. Ils représentaient une vraie liberté.

C'est cette liberté donnée par le graff et cette possibilité d'appartenir à une culture multidisciplinaire, à l'époque très anti-conformiste, qui répondaient à ton idéal de vie ?

Oui, je kiffais ça. Je voyais ça et c'était le kiff total ! Toutes ces couleurs, tout l'univers du Hip Hop : les rappeurs, les graffeurs, les breakeurs. Au début, c'était différent, ce n'était pas comme aujourd'hui, ce n'était pas commercial. Avant, la manière dont tu étais habillé était mal vue par beaucoup de gens, tout de suite tu étais étiqueté ''racaille'', ce n'était pas cool du tout. Je me rappelle que tout le monde essayait d'être "straight", personne ne mettait de baskets parce que cela représentait la racaille ! Et il y avait l'underground, où tu trouvais le Hip Hop, le B-Boy qui innovait en mettant des baskets avec des "fat laces" (gros lacets). Même en ce qui concerne la musique, il ne s'agissait pas de disques, mais de tapes "from the jams" enregistrées dans les parcs. C'était vraiment underground, il fallait vraiment avoir du courage pour être dans le Hip Hop. Aujourd'hui, il y a la mode, la vidéo, la récupération. Toute cette culture c'est un autre délire, ce n'est plus mal vu comme avant.

A quel moment as-tu ressenti ta passion pour le graff ?

J'ai commencé à traîner avec de plus en plus de graffeurs et j'ai eu envie de les rencontrer. Comme celui qui veut rencontrer Patrick Bruel, je voulais rencontrer les graffeurs. A chaque événement j'étais là, simplement pour les voir, c'étaient mes idoles. Depuis tout petit je voyais leurs noms sur les trains, dans la rue, j'écoutais les échos "Dandy it's like this…''. Je me faisais déjà une image d'eux. A chaque occasion j'étais là, en admiration, comme le petit taggeur de la rue avec des yeux grands ouverts. J'ai commencé à traîner de plus en plus, à m'incruster aussi avec des personnes qui ne faisaient pas simplement du graff, mais qui avaient une philosophie, des idées. Des gens qui pensaient comme des artistes. En trainant avec eux, ils m'ont apporté cette passion pour la peinture et m'ont appris à ne pas simplement essayer de faire des choses éphémères. Il s'agissait aussi de marquer notre temps, notre génération, en faisant des peintures, du rap, du break, et de vraiment prendre conscience des valeurs sociales qui se mettaient en place car tout le monde disait : "Vous perdez votre temps, c'est de la merde, c'est n'importe quoi, ce n'est pas de l'art.". Mais dans nos têtes, avec notre force amicale, on savait que cela irait plus loin.

Dans les années 80 tu vivais encore à New York. A cette époque, il y a eu une explosion de reconnaissance pour le graffiti, avec le documentaire "Style Wars", le film "Wild Style" et l'organisation de la première exposition sur la culture Hip Hop au Common Ground où étaient invités des graffeurs. Comment as-tu vécu cette période ?

J'ai kiffé ! J'étais là-bas la première fois qu'ils ont sorti "Style Wars" au cinéma, pour l'avant-première dans une salle privée et il n'y avait que des graffeurs. Ce fut une séance particulière, car chacun criait lorsqu'il se voyait apparaître à l'écran. Après la séance, ils ont sorti leurs bombes et ils ont massacré le théâtre. Ils ont tagué partout dans les toilettes et le réalisateur a dû payer pour le nettoyage de tout le théâtre. Il était dégoûté, "you know he was pissed off" ! (rires). Comme beaucoup de gens qui ont vu "Style Wars" pour la première fois, ma réaction était plus proche d'un truc du genre "Waouh !", parce que ça donnait envie de peindre. Après "Style Wars", les gens ont attaqué encore plus les trains MTA (équivalent de la RATP à New York, NDLR). Je me rappelle aussi la fois où j'ai vu "Flash Dance", avec Frostie Freeze, Ken Swift, The French Freeze…Je voyais tous ces gens dans "Flash Dance" et j'avais les larmes aux yeux, parce que c'était des gens avec qui je traînais et je les voyais dans un film. Jamais je ne me serais imaginé, après tant d'années, que les gens commenceraient enfin à les reconnaître.
Une autre fois, j'ai vu le Rock Steady Crew de retour d'un tournoi. C'était aussi mes idoles. Puis, ce fut The New York City Breakers, ils faisaient une démonstration à la télévision devant Ronald Regan, devant le président des Etats-Unis ! C'était fou. Mais quelques temps plus tard, j'ai vu Ken Swift, un des breakeurs les plus connus, habillé en costume-cravate pour aller au boulot. C'était la même personne que j'avais vu un an et demi auparavant, faire des tournois dans le monde entier. Lorsque je l'ai vu habillé comme ça, je me suis dit "Hip Hop is dead", c'est fini. Ken Swift qui va downtown, je ne me l'étais jamais imaginé.


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