Claudine Moïse, sociolinguistique et auteur du livre "Danseurs
du défi"
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Peut-on parler d'éclectisme en danse ? Est-ce qu'on rencontre différents genres de danses (contemporain, classique, jazz, arts martiaux…) ? Et pour les musiques, est-ce qu'on mélange les styles ? Et pour finir, quelle est la place réservée aux femmes ?

Depuis cinq, six ans, il y a un mélange, il y a ceux qui veulent et il y a ceux qui ne veulent pas évidemment, donc ce mélange de danses, en passant par la danse indienne, la danse traditionnelle, la danse contemporaine aussi, la capoeira et les arts martiaux. Il y avait un danseur qui faisait du Mun cha ku-hip hop, ou encore claquettes, step, enfin tout est possible. Tout ce qui est art populaire, ils cherchent partout, danse classique, puis tout ce qui à côté ne se mélangent pas. Au niveau musical, ils utilisent tout, c'est-à-dire, dans la création comme fait Franck, la musique classique, variétés : Dalida, Piaf, Brel (un solo sur "Au suivant" de Sébastien Le François), puis le vieux jazz, puis aussi musique traditionnelle arabe, corse.. Tout ça c'est vrai. Ça donne parfois des choses très naïves, parce qu'ils prennent le Boléro de Ravel, encore une fois, des trucs classicos, classicos.
En ce qui concerne la mixité sociale, ça c'est plus difficile, même s'il y a de plus en plus de ''bourgeois'' - on dit ça pour aller vite - qui passent par le conservatoire. Certains conservatoires de région donnent des cours de Hip Hop, et là ça devient le cours classique de Hip Hop, ce n'est plus dans la transmission de l'impro, mais dans la transmission des codes, des cours, des codes comme en danse contemporaine, classique, et là il y a essentiellement des filles.
Mais pour ce qui est de la mixité filles-garçons dans le milieu Hip Hop, elle existe aussi quand même, mais la plupart du temps, des filles qui viennent de danse contemporaine ou classique et craquent et viennent voir du côté du Hip Hop, il y a une sorte d'attirance ponctuelle. Et puis, il y a de plus en plus de compagnies de femmes, notamment Boogie SaÏ qui vient de fêter ses dix ans. Mais Max-Laure étant haïtienne, je pense qu'il ne devait pas y avoir les interdits qu'il y a dans la communauté musulmane, donc elle a pu monter quelque chose, se battre pour exister. Sinon, il y a tout ce côté-là où t'as pas le droit de montrer ton corps, il y a le grand frère qui est là, de moins en moins, parce que ça bouge quand même et que les générations se bougent. Il y a des femmes, mais elles passent plus facilement par le théâtre, tout ce qui est expression est mieux accepté. Et il y a la question quand même, au départ, que tout ce qui est physique, acrobatique, tout le sol, donc il faut qu'elles trouvent une place, et très vite. Il y a des comparaisons, malheureusement, donc il faut trouver d'autres moyens de montrer sa danse. Tout ça, ça fait que c'est très difficile, entre le côté sexiste, social difficile et l'expression artistique qui ne favorisent pas l'expression féminine. Ce qui est beau, c'est quand les garçons ouvrent et essaient de créer des duos sur le contact et là c'est vachement beau.


Tout à l'heure nous parlions du clivage rue - institution, comment ça se passe concrètement, comment est-ce que c'est vécu par les compagnies ? Y a-t-il rupture quand on commence à faire de l'institutionnel et qu'on abandonne la rue ? Est qu'ils arrivent à jongler sinon entre les deux ?

Ils essaient, mais d'abord quand ils passent professionnels et que ça marche, il y a beaucoup de boulot, beaucoup de contrats, même si ce n'est pas seulement de la création, c'est aussi de la formation. C'est une question complexe, parce qu'ils ont besoin de bouffer aussi, c'est pas marchand comme la musique, c'est-à-dire qu'ils sont payés ce qu'ils sont payés, ils ne vont pas faire des fortunes, c'est un salaire décent. Donc, par rapport à l'institution ils n'ont pas l'impression d'être des vendus. Par contre, par rapport à l'artistique, c'est-à-dire ce que tu montres, ce que tu crées, est-ce que c'est une réponse à la demande de l'institution ? Parce que l'institution demande à ce que ce soit sur des plateaux, donc il faut changer la forme, il y a une attente du public, on ne peut pas faire du défi, sinon les gens ne verraient rien ! Et aussi quel est l'enjeu politique ? Le côté subversif n'y est plus, la grande question en France - le budget culturel étant assez important - est de savoir si on peut être subversif en étant à l'intérieur. En Allemagne, ce que disait Storm, c'était qu'ils ne sont pas programmés dans les théâtres, la question ne se pose pas, donc ils sont dans la rue, et c'est pour ça qu'il y a énormément de battles là-bas. Et ce n'est pas pour rien qu'il y en a très peu en France, c'est parce qu'il y a d'autres espaces privilégiés en France via le Ministère.

Les institutions en France sont-elles prêtes à voir le Hip Hop rentrer dans ses rangs ? Quel est l'enjeu ? Est-il politique, artistique… ?

Oui, maintenant il y a un enjeu essentiellement artistique, c'est-à-dire renouveler la danse. C'était un truc très clair, renouveler le public c'était un filon quand même, mais sans trop déranger non plus. C'est pour ça que c'est bien cadré et que, du coup, c'est un enjeu politique. C'est-à-dire que la culture étant un des aspects de la politique - servant la politique - les compagnies sont prises là-dedans parfois, mais je pense qu'elles sont plus douées que les politiques. C'est-à-dire que les danseurs sont forts, ils savent d'où ils viennent, ils ne se font pas d'illusions quand ça les fait trop chier, ils s'en vont quand même, ils ne se laissent pas prendre, si on les emmerde trop de toute façon ils se cassent. Il y en a qui se disent ''maintenant que j'ai du fric, je vais ouvrir une pizzeria'', ils ne sont pas dans des trips de réussite sociale, ils sont tout à fait capables d'arrêter. Ils ne sont pas tous comme ça, mais il y en a quand même pas mal qui sont comme ça, comme Franck II Louise qui part à Marseille pour continuer tranquille.

Y a-t-il des projets de création d'un diplôme d'Etat de danse Hip Hop, parce qu'il existe des diplômes d'État de danse jazz, contemporaine ou classique ?

C'est en grande discussion, réflexion (soufflant). Et c'est toujours pareil, est-ce qu'on crée un diplôme pour quelque chose qui doit être subversif, qui doit être dans la rue ? Et si ça ne devient plus qu'une danse codée, quel est son sens ? S'il n'y a plus la philosophie qu'il y a derrière, l'énergie qui va avec, est-ce que cela a du sens ou pas ? Je me dis que dans quelques années, après quelques générations, ça va faire comme le jazz, ça va s'institutionnaliser aussi. Pour l'instant, on n'en est pas là heureusement !

Vous ressentez énormément d'émotion quand vous allez voir du Hip Hop, ressentez-vous cette même émotion pour d'autres danses, d'autres chorégraphes ?

Non, je ressens cela différemment parce qu'ils ont de l'énergie. Il y a une énergie vitale qui n'est pas cérébrale, le contemporain c'est un tout autre plaisir. Et puis, il y a la musique, ça ne va pas au même endroit.

Vous connaissez un peu la scène internationale ?

Quand j'ai travaillé, on a fait des rencontres avec la Belgique, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie. Ce qui était quand même le plus intéressant c'était les pays du Nord. Ce que font l'Allemagne, la Hollande et la Belgique c'est bien, il y a des trucs hors institutions. Nous, on a une espèce de code de la culture, de ce qu'il faut faire, de ce qu'est la culture officielle, donc les danseurs Hip Hop sont quand même rentrés aussi dedans. Il y aurait comme une culture Hip Hop officielle, qui a le droit d'être dans les théâtres, donc certains se sont pliés à ça. Il n'y a pas ça dans le Nord ; il y a cette espèce de pureté, au sens de gestes authentiques, parfaits, de précision, un peu comme ce que recherche Franck II Louise. En Italie, et en Espagne c'est le foutoir, il y a davantage le côté hype, beaucoup dans les représentations, et je ne sais pas ce qui se fait en Angleterre, mais j'aime beaucoup ce qui se fait dans les pays du Nord.

Vous aimez la compétition ? Genre Battle ?

J'adore ! Oui, c'est unique, n'empêche que j'aime aussi la création, c'est ailleurs, c'est plus dans le défi comme tel. Mais dans le défi on voit des trucs extraordinaires, il y a quand même les meilleurs danseurs qui sont là. Je trouve ça indispensable en plus pour ne pas perdre l'esprit de rage, de défi. Mais pour moi, il faut qu'il y ait les deux. Les défis organisés c'est récent ? Ca a 4-5 ans, le premier c'était en Belgique je pense qu'il y avait besoin de revenir à ça aussi, parce ce qu'il y avait trop d'institutions.

Vous avez des collègues aux Etats-Unis qui ont un peu ce travail de démarchage que vous faites ici en France ?

C'est totalement différent, comme il n'y a pas de financement, les danseurs américains sont très solos, ils viennent souvent en France, et il y a aussi beaucoup de compagnies françaises qui sont programmées aux Etats-Unis. C'est assez bizarre, les danseurs là-bas font beaucoup de démonstrations, mais ils ne sont pas organisés en compagnies, donc ils font des performances. Il n'y a pas de fric dans la danse, dans la culture, ce n'est pas aussi facile qu'ici. Les grands danseurs sont pauvres.

Merci pour vos précieuses informations ?

Merci.

Juillet 2001 - Propos recueillis par Drey.K
Photos - Drey.K/
Hip Hop Flow